
Dès le départ, la force du roman de Jessie Burton tient à sa construction en miroir, à cet aller-retour narratif entre deux époques, les années 80 et aujourd’hui. Cet emboîtement instaure l’impression d’une double narration, du récit de deux destinées pourtant étroitement imbriquées, l’histoire de deux personnages Elise et Rose. La mère et la fille. Deux inconnues cependant.
La première a fui, s’est enfuie, ne laissant derrière elle que les mots ou l’absence de mots qui disent ou taisent cette absence. Elle est l’absente, un vide sur lequel n’ont été posés ni récit ni chronologie.
Rose grandit sans mère.
Elise grandit à l’ombre d’une mère morte.
Toutes les deux se construisent aux abords de ce néant.
Ce mouvement pendulaire reflète le thème du voyage tant dans l’espace que dans le temps. La mise en mouvement, le déplacement d’un point vers un autre devient une symbolisation de l’agitation intérieure, celle qui amorce une marche vers soi, vers son propre centre.
Cet incessant mouvement est révélateur d’un vide. D’une absence, celle de la parole de la mère ou de la parole sur la mère; Jessie Burton excelle dans cette acuité psychologique, cette faculté à placer dans la tête et le bouche de ses personnages une vérité des émotions, des ressentis en les parant d’une impression de proximité, d’épaisseur vivante.
Ainsi, l’écrivaine rappelle que l’absence d’un des parents crée une focalisation telle qu’elle fait oublier l’autre, celui qui fut là, devenu presque invisible à force de familiarité, effacé par l’obsession de la quête sur celle qui n’est plus là. Cette expérience, Rose/ Laura l’incarne et une lente lucidité lui fera regarder ce père qui reste, dépassé, imparfait, émouvant.
Ce roman est aussi une réflexion sur la fiction, sur la création. Ainsi, Constance Holden, écrivaine, artiste, enfante-t-elle un monde en accouchant de ses livres. Ils sont une empreinte. De même Rose ne devient vraiment Rose que parce qu’elle s’invente ce double, Laura, qui lui permet d’éprouver le pouvoir de l’invention. Cette invention qui, à la fois, lui permet d’approcher Connie, et de se découvrir elle-même.
Jessie Burton raconte l’importance du choix , celui qui marque la liberté de s’appartenir pour chaque être, femme ou homme. Se construire, c’est opérer ce choix permanent, ce recours aux alternatives.
La question centrale semble aussi être une réflexion sur le maternité.
Elle s’incarne en ses différents visages. La maternité angoissée, certes, mais épanouie et désirée à travers le personnage de Kelly, la trentenaire accro au numérique qui n’a de cesse de mettre en scène sa propre existence. Cette perfection illusoire que cache-t-elle? Quelle ambivalence? Quelle vérification inquiète de sa normalité?
Lise vient convoquer le tabou de la dépression post partum, laisse planer le doute sur une psychose, sur l’interdit de dire et de penser ce désir d’anéantissement du nouveau né.
Connie refuse la maternité.
Rose la diffère.
Mais, au fond, qu’est-ce qu’une mère? Le destin féminin peut-il s’accomplir hors reproduction?
Et une mère absente ne peut-elle exister quand même dans la chaîne de la filiation par le pouvoir des mots?
Enfin, n’y-a-t-il pas des mères de substitution, des mères symboliques, des passeuses qui par la force du Verbe, aident à accoucher de soi, à naître à sa propre vie?
Jessie Burton ose des interrogations fondamentales, loin de la bien pensance et des voies tracées. Elle peint le nuancier des émotions, la complexité. C’est une belle réflexion sur le devenir, lucide. C’est un texte beau et triste, sans mièvrerie, qui sait aussi porter une dynamique d’espoir, de liberté.
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Roman traduit de l’anglais par Laura Derajinski
Editeurs: Gallimard, Coll. »Du monde entier », 2020
504 pages
23 euros