Quand j’étais Jane Eyre de Sheila Kohler

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Chronique d’Abigail 

Cela commence dans une petite chambre obscure, à Manchester. Là, dans l’Angleterre du XIX ième siècle, gît un vieux pasteur. A son oreille, un crissement incessant; c’est la plume de sa fille qui court sur le papier sans s’arrêter.
Car voilà; Charlotte Bronte est inspirée.
Dans ce huis clos inespéré, elle veille sur cet homme austère, ce modeste pasteur, dont les yeux pansés de gazes se remettent à peine  d’une opération. Ce vieux corps se livre aux soins de sa fille aînée, qu’il ne peut voir mais dont il entend les pas, la présence et les froissements de robe. Dévouée à ce père, qui ne voue pourtant d’adoration aveugle qu’à son unique garçon, Branwell, Charlotte garde le malade tout en donnant vie à son oeuvre majeure Jane Eyre. Ce père, rendu vulnérable, couché, à sa merci, lui permet de donner libre cours à sa puissance créatrice l’inspiration lui est venue, elle le sait, ce livre sera SON livre. Il puisera sa substance dans sa propre vie, dans sa passion contrariée pour un professeur marié, dans tous les orages qui l’habitent et qu’elle contient si sagement. Cette oeuvre la révélera enfin, et la sauvera, avec ses soeurs, de la dépendance financière au père.
Sheila Kohler raconte les trois soeurs Bronte, en se focalisant sur l’aînée, Charlotte. Son texte glisse habilement de la voix intérieure de Charlotte au point de vue que les autres portent sur elle. On devine que l’auteur sud africaine s’est fortement documentée sur les trois soeurs Brontë.
C’est la vocation d’écrire qui crée le fil sinuant dans toute la trame du roman. C’est l’instant de la certitude de l’inspiration, de la genèse du chef d’oeuvre. D’où surgit-il? Et pourquoi? Quel en est le ressort intime?
Quand j’étais Jane Eyre raconte l’accouchement progressif de l’ouvrage littéraire, la colère face aux refus répétés des éditeurs, l’espoir fou, la fièvre de se voir publiée. La justification d’un destin. Pour les soeurs Bronte, la chair est le verbe. Des frustrations du corps et des coeurs, du mépris condescendant, de leur orgueil blessé, elles tirent intrigues et personnages, osant proclamer au grand public les agitations interdites, les ravages intérieurs. Sheila Kohler le répète souvent devant la surprise de ceux qui reçoivent l’oeuvre de Jane Eyre, confrontés à la confondante vérité d’un auteur femme; Charlotte Bronte, si ordinaire, si grise; est-ce un tel être qui a écrit cela?
Charlotte la tourmentée, Emily l’intransigeante et Anne la douce.
Dans cette famille parcourue par les deuils, l’austérité d’une vie contrainte, Charlotte remporte sa vraie victoire en révélant son identité, en forçant le pasteur à la lire et à la reconnaître comme écrivain.
Charlotte, l’aînée, survivra à ses soeurs. Sage et pâle figure, c’est l’aventure o combien intérieure de sa création littéraire que choisit de romancer l’auteure.
Et voilà Charlotte Bronte conviée par Sheila Kohler, descendue du panthéon des classiques de la littérature, pour apparaître telle qu’en elle-même, incroyable créature miniature habitée d’un si vaste monde intérieur.


Traduit de l’anglais par Michèle Hechter
Editions: Quai Voltaire, 2012
264 pages
20 euros

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2 commentaires pour Quand j’étais Jane Eyre de Sheila Kohler

  1. jostein59 dit :

    Trois soeurs habitées par le désir d’écrire comme une revanche sur leur condition féminine. Et je dois dire que le portrait de Charlotte est assez impressionnant par sa détermination, sa maturité mais aussi sa vocation au,malheur et à la solitude.
    Comme d’habitude, ta chronique est remarquable.

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