Le vieux saltimbanque de Jim Harrison


La vie est une fête

The ancient minstrel est le titre originel du roman posthume de Jim Harrison. Traduit en français par Le vieux saltimbanque, il ne rend pas, de façon pertinente et judicieuse, la pensée de l’écrivain, disparu voilà un peu plus d’un an. Le terme minstrel renvoie plutôt à son cousin français « ménestrel ». Il s’agit d’un musicien qui offre ses services à un seigneur au XIè, XIIè siècles. Le ménestrel excellait dans l’art de manier des instruments de musique de l’époque. Il amusait les dames et les gentilshommes de cour. Il égayait en temps de paix comme sur les champs de batailles. D’aucuns lui prêtaient le titre de trouvère ou de troubadour.

Or, placé son roman sous le signe d’un musicien de cours à une époque révolue, Jim Harrison ne se voit-il pas comme un poète, un jongleur de mots des temps modernes ? Plus encore, son récit ne serait-il pas un chant du cygne comme le confie Jim Harrison lui-même dans Note de l’auteur, « Le moment est venu d’écrire mes mémoires. » ? Oui, peut-être. Mais pas sous n’importe quelle forme. Rejetant le conformisme formel du genre autobiographique, Jim Harrison gage sur une autre option.

« Pour être honnête, ce qu’en général je ne suis pas, quand je me suis mis au travail, ma famille a insisté pour être tenue à l’écart de mon projet. Ma femme, qui ne connaît que trop les facéties des écrivains, a sonné la charge. Un ami, romancier à succès, avait écrit des mémoires contenant des informations frauduleuses sur les amants parfaitement imaginaires de son épouse, qu’il inventa pours’ absoudre de ses propres frasques. J’ai bien été forcé de reconnaître que j’étais tout à fait capable du même stratagème (…)
J’ai décidé de poursuivre mes mémoires sous la forme d’une novella. A cette date tardive, je voulais échapper à l’illusion de réalité propre à l’autobiographie. »

Habitué aux récits courts comme Nageurs de rivière, Jim Harrison maîtrise avec virtuosité le genre de la novella. Dans Le vieux saltimbanque, il s’attelle à décrire la trajectoire d’un écrivain farmer qui partage son temps entre l’écriture et l’élevage de porcs. Il se clive et devient lui-même personnage principal de son récit. Rejetant le pronom personnel « Je », comme c’est de coutume dans tout roman autobiographique, il opte pour le « Il », impersonnel et désinvesti. Il s’éloigne de l’autre de lui-même, il rejette cet alter – ego et prend des distances avec son dire. La tactique est payante car de ce fait, il peut alors charger son personnage de tous les défauts et de toutes les mesquineries. Il peut donc décrire ses actions sans une once de compassion. Ce choix de pronom lui permet aussi d’ovationner son protagoniste, d’avoir de l’affection pour lui sans être complaisant.

Le récit a effectivement ce mérite de ne jamais épargner son protagoniste, l’autre Jim, aux appétits gargantuesques aussi bien sur le plan culinaire que sexuel. Ses escapades extra conjugales sont rendues ici dans un style réaliste et cru parsemé d’humour. Big Jim se rit de ses « exploits », les plaçant sous le signe du démon de midi qui le saisit au soir de sa vie. Ainsi, les épisodes cocasses ne sont pas dénués de pathétique : le lecteur pense au chapitre où l’autre de Big Jim tente d’arracher un baiser –et plus si affinité –à une jeune fille venue visiter sa ferme. Il y a aussi l’épisode où sa femme manquait de lui tirer dessus lorsqu’elle le surprend en flagrant délit d’adultère…

Ces scènes de vaudeville et cette obsession sexuelle et érotique soulignent le caractère presque pervers du personnage. Le personnage écrivain, ce double de Jim Harrison devient un satyre. Ce pan de sa personnalité est totalement assumé. L’auteur du Vieux Saltimbanque l’assume entièrement comme il l’atteste dans « Note de l’auteur » :

« Je m’étouffe avec une arête de poisson trouvé dans une poubelle, puis l’hémorragie et les violentes quintes de toux m’achèvent à l’aube et me laissent gisant dans la ruelle, après une nuit glacée de pluie ininterrompue. Des frissons m’ont maintenu en vie toute la nuit. Une adorable joggeuse en short vert me découvre là et se dresse au-dessus de moi, elle se penche à la recherche de signes de vie inexistants hormis une paupière droite palpitante. L’œil gauche est aveugle depuis l’enfance. Levant les yeux vers son gracieux entrejambe, je me suis dis que je suis né et que je meurs entre les cuisses d’une femme. Ça tombe bien, car toute ma vie, j’ai accordé beaucoup d’attention à cet endroit précis de l’anatomie féminine. ».

Le protagoniste du récit, le double de Jim Harrison, n’est pas seulement un pervers amateur de femme. Versé dans l’excès, la vie devient une fête permanente. C’est la célébration de la femme, du sexe, de l’alcool mais aussi de la bonne nourriture. Le récit est rempli de ces dîners fastes et débordants de victuailles. Big Jim est big et heavy en tout. Il devient, par l’intermédiaire de son personnage semi fictif –un ogre qui dévore la vie jusqu’à son dernier souffle, avec amour et avec rage.

En conclusion, la novella permet à Jim Harrison de réaliser une rétrospective de sa vie et de ses écrits. Sans aucune compassion ni égard à son endroit, il entend décrire ses défauts avec sincérité et authenticité. Il ne cache ni ne montre rien qui ne soit du réel. Il fait preuve d’une grande et profonde connaissance de lui-même. Il n’exprime ni regret ni excuse car il s’assume pleinement en tant qu’enfant de la nature, vulnérable, mais oh combien merveilleux dans cette assurance de mordre la vie à pleine dent et d’être en perpétuelle transgression.

« Souvent nous demeurons parfaitement inertes face aux mystères de notre existence, pourquoi nous sommes là où nous sommes, et face à la nature précise du voyage qui nous a amenés jusqu’au présent. Cette inertie n’a rien de surprenant, car la plupart des vies sont sans histoire digne d’être remémorée ou bien elles s’embellissent d’événements qui sont autant de mensonges pour la personne qui l’a vécue. Il y a quelques semaines j’ai trouvé cette citation dans mon journal intime, des mots évidemment imprégnés par la nuit : « Nous vivons tous dans le couloir de la mort, occupant les cellules de notre propre conception » Certains, reprochant au monde leur condition déplorable, ne seraient pas d’accord. « Nous naissons libres, mais partout l’homme est enchaîné. » Je ne crois pas m’être jamais pris pour une victime, je préfère l’idée selon laquelle nous écrivons notre propre scénario. »


Roman traduit de l’américain par Brice Matthieussent
Editeurs : Flammarion, 2016
148 pages
15 €

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3 commentaires pour Le vieux saltimbanque de Jim Harrison

  1. jostein59 dit :

    Le côté pervers m’avait éloigné de ce titre. J’avais lu Les jeux de la nuit et je lirais volontiers d’autres titres.

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    • lemondedetran dit :

      Ce n’est pas un texte qui relate les prouesses sexuelles de l’auteur. Il n’y a rien de tout cela. Bien au contraire. C’est aussi une relation sur le mariage. N’oublions pas que Jim Harrison est resté marier à la même femme durant des décennies.
      Sinon, il y a un titre que je conseille à tout le monde: il s’agit de Dalva. Très très beau roman.

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