Une narratrice, seule, à priori dans un coin de sa conscience. Que sait-on d’elle? Ce qu’elle en dit, ce que le lecteur saisit au vol, rassemble dans ce patchwork épais d’un éclatement de la pensée, dans l’hétérogénéité des considérations. Il sera vain de chercher une intrigue, l’habituel début suivi de ses rebondissements avant un final plus ou moins inespéré. Le fil conducteur est un et unique. Celui du flux de la conscience, du souvenirs enchâssés de jeux de mots. Ici le langage s’avère crucial. Le verbe est le vecteur par lequel la narratrice retranscrit, donne forme à un magma ou flot qui surgit. Qui domine qui? Est-ce la narratrice qui oriente ses pensées vers un sujet ou est-ce plutôt ce jaillissement de mots qui compose son propre rythme? Ce courant interminable charrie les époques, les lieux, les êtres par aller et retour, scandé par un leitmotiv « le fait que… ».
Lucy Ellmann a pris un risque formel. Celui, aussi, de voir décrocher le lecteur. Pourtant, quelque chose résonne en écho de cette voix solitaire de chez celui qui parcourt ces phrases; Or plutôt, cette phrase, d’un seul souffle, puisque la seule ponctuation absente est le point. Le texte est composé d’une seule phrase qui court sur quelques 900 pages…
« Les lionnes », ces reines lasses de la savanes, c’est aussi le titre de ce roman fleuve, ce roman monologue. Cette voix solitaire créé l’attachement du lectorat. La narratrice, forclose dans sa conscience, être anonyme sans prénom, a valeur d’une certaines condition humaine. La narratrice, qui exerce l’art culinaire, évoque avec humilité ses expériences d’accords et de désaccords entre les ingrédients. un mouvement circulaire se fait jour sous cette coulée de mots, notre personnage part dans ses préoccupations professionnelles, élargit vers son cercle familial, observe les bizarreries d’attitudes du voisinage. Puis, quittant la sphère de l’intime, elle fulmine contre l’Histoire américaine, évoque celle des Amérindiens, la politique de Trump, se désole à propos du climat, de la souffrance animale.
Tout son discours se voit émaillé d’une multitude de références filmiques ou littéraires, d’airs qui lui trottent dans la tête, de listes de mots liés entre eux par leur sonorité.
La narratrice semble aussi faire montre d’une obsession pour les mémoires de Laura Ingalls Wilders.
Cependant c’est à une autre héroïne que Lucy Ellmann offre le prologue de ce roman. Une énigmatique femelle couguar. Pour quelle raison? Quel sera le lien mystérieux qui relie la fauve et notre narratrice? Voici que ce récit en discontinue chargé de poésie et de tragique, émaillé du leitmotiv « se tapir et bondir » vient se glisser en interstice dans le long monologue. La couguar connectée à son environnement par la totalité de ses sens incarne un principe vital inscrit dans l’immédiat, le nécessaire. Indissociable de ses petits, la mère couguar est une force qui va. L’environnement et sa destruction par les hommes, par ricochet l’habitat du félin, est un sujet qui taraude la narratrice. Quant à la couguar, sa nécessité fait loi. La mère lionne sait capter la beauté de ce qui l’environne. Son odyssée, sa quête pour retrouver ses petits (enlevés par des humains pétris de bonnes intentions) révèle l’engagement de l’auteur. Nul autre personnage ne saurait exprimer l’effroi, l’urgence face à la destruction de la nature, l’extension permanente de l’humain sur le territoire d’un vivant qu’au mieux il ignore et au pire, méprise. Ainsi, franchissant une frontière, un accord tacite et ancestral, la couguar va se risquer en terre des hommes. C’est un habile procédé pour dire à travers le regard d’un autre l’aberration des comportements humains. Pour prendre position à l’encontre de l’holocauste de la vie animale. Les hommes blessent la terre. Les hommes ne respectent pas les victimes dont ils mangent la chair. L’homme coupé du charnel n’est qu’arrogance, il est dépossédé de ses sens anciens. Est-ce intentionnel que ce soit un natif, un cherookee, qui trouve le premier Mishipeshu, la couguar baptisée panthère sous marine? L’auteur pose d’autres questions.
Est-ce que nos bonnes intentions, nos initiatives, nos actes destinés à sauver ou à préserver sont-ils toujours adaptés? Y a t-il une possibilité qu’un jour le règne du vivant cohabite sans s’exploiter?
Voilà que les trajectoires de Mishipeshu et de notre narratrice sont appelées à se croiser. Au lecteur de découvrir comment, de se plonger dans ce long soliloque, odyssée féline. La poésie, l’humour, l’engagement et la dénonciation se mêlent dans ce texte aux étonnants procédés littéraires.