Le testament de Marie de Colm Toibin

9782221134900
Magnificat?

Le testament de Marie est un roman audacieux à plus d’un titre. En effet, il prend le contre pied du culte marial, l’un des piliers du christianisme et particulièrement de la théologie catholique. En effet, Marie, la Mère des mères est vénérée et adorée. Elle a ses fêtes et occupe le plus haut rang dans la hiérarchie des Saints de la liturgie catholique. Ceci précisément parce qu’elle incarne le mystère de l’Acceptation et de la Souffrance. La Piéta en est une représentation type suscitant l’espoir et le chemin à suivre pour les fidèles.

Irlandais d’âme et de cœur, romancier et journaliste, témoin des guerres de religion entre Catholiques et Protestants dans son pays, qui mieux que Colm Toibin pour détourner les symboles afin d’ériger une autre Marie, celle qui ne porte aucun trait commun avec les récits bibliques du canon catholique.

Mais de quoi est-il question dans ce court roman ?

Au commencement du récit, la crucifixion a eu lieu. L’indice temporel reste flou mais le lecteur comprend que des années ont passé. Le temps de l’écrit est venu et avec lui, celui de la Mémoire. L’entreprise des disciples est d’ériger, par les écrits, une nouvelle religion. Pour cela, Marie est sommée par deux visiteurs –qui ne sont autres que des disciples de son fils –à retranscrire les événements de la vie de ce dernier. Elle doit raconter des anecdotes, des faits miraculeux de cet homme qui est sorti d’elle et surtout de cette journée où il a été jeté à la foule et mis à mort.

« Ils croient que je ne comprends pas ce qui se trame dans le monde ; ils croient que le sens de leurs questions m’échappe, que je ne perçois pas l’ombre de cruauté sur leur visage et l’exaspération dans leur voix chaque fois que j’évite de leur répondre, ou que je leur réponds d’une façon évasive qui ne mène à rien. Ou quand je ne me souviens pas de ce dont ils aimeraient que je me souvienne. Ils sont trop enfermés dans leurs propres besoins, qui sont insatiables ; trop abrutis aussi par les restes de cette terreur que nous avons tous subie pour comprendre qu’en réalité je me souviens de tout. La mémoire emplit mon corps autant que le sang et que les os. »

Et Marie raconte. Cependant, elle ne s’adresse pas à ses adversaires, ces zélotes, ces fous de dieu, ces endoctrinés aux crânes farcis par les élucubrations de son fils. Marie se confie au lecteur. Celui-ci devine que pendant qu’elle parle à ces deux visiteurs chargés de recueillir les bribes de vie de son fils, elle se confie surtout et seulement à lui. Elle lui murmure ses pensées intimes, sa répulsion envers ces êtres et sa révolte contre ce qui s’est effectivement déroulé… C’est dans cette version là que réside la vraie profession de foi de Marie, son vrai Testament, un texte qui veut rétablir la vérité sur ce qui ne s’est pas produit…

Le testament de Marie est un récit qui remet en question la personnalité même du fils de Marie. Loin d’être une « humble servante du Seigneur », Marie répugne de voir la transformation de son fils. Elle le considère comme un fou, un fanatique et un faux prophète :

« Or l’homme assis à côté de moi n’avait plus rien de délicats. Ce n’était qu’un étalage de virilité confiante, rayonnante, oui, rayonnante comme la lumière est rayonnante, alors qu’il n’y avait rien dont nous nous aurions pu parler au cours de ces heures… »

La Marie de Colm Toibin est à contre courant. La souffrance et la déception du monde l’ont rendue lucide. Elle n’est pas dupe des miracles de son fils. Elle est consciente de sa part de responsabilité dans l’édification du mythe. Colm Toibin a réussi là son pari. Son écriture est élégante et subtile. La parole de Marie est tantôt élégiaque tantôt lyrique. C’est le chant du cygne pour une femme qui sait qu’elle va mourir et qui va emporter dans sa tombe l’ultime supercherie, l’ultime mensonge …

Au travers de ce livre, Colm Toibin inscrit sûrement un autre message en filigrane. Il met probablement en lumière le martyr de son peuple pendant les guerres entre Catholiques et Protestants aiguisées par de faux prophètes soldats qui croyaient avec ferveur détenir le vrai message divin. Mais pas seulement car l’auteur, à sa façon, met en garde contre une foi aveugle et sans discernement, une foi qui ne connaît ni doute ni compassion. Face aux soubresauts du monde actuel, face aux massacres au nom d’un Dieu vivant, le dernier opus de l’irlandais Colm Toibin est plus que jamais d’actualité…
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Chronique d’Abigail

Colm Toibin traite dans ce roman assez bref d’une figure doublement sacrée; il montre et érige en personnage celle que l’on nomme Marie, mère du Christ, et celle qui s’est appelée Marie, mère de Jésus, créature de chair. Il tisse la trame qui dit la Mère de l’humanité et la mère.
Voici que celle qui demeure muette dans l’exégèse, sur laquelle on parle, qui est objet consentant d’une volonté supérieure, livre à son tour sa Parole. Une parole interdite, objet des soupçons. Marie énonce sa vérité, la confie sur le mode du murmure au lectorat à travers deux témoins qui l’encerclent et circonscrivent cette même parole en un territoire donné. Par ce souffle qui est à peine une parole, elle se libère d’eux, du Mythe, revendique le retour au Profane.
Colm Toibin glisse du domaine du sacré pour l’amener au profane, hors du mythe vers l’histoire, vers le Réel. Derrière l’innommable et l’irregardable du divin, nait la vérité du témoin crucial; la Mère. celle qui fut là. Suppose-t-on…
La brièveté  très efficace du roman se veut sans doute l’héritage de ce qui fut d’abord une pièce de théâtre, donc un texte dit, une parole vivante. Marie, en ce long monologue, dans cette mise à nu de sa vérité prend à témoin le lecteur. Ce qu’elle lui livre retournera aux ténèbres, ce qu’elle sait, car ceux qui veulent recueillir son témoignage, à des fins religieuses, ne veulent pas de ce quelle a à dire vraiment. Eux veulent celle, mère hiératique, que l’on pourra dire Bienheureuse par delà les siècles. Ils espèrent la Mater Dolorosa. Voilà le hiatus. Car cette construction là n’est pas elle, lui est étrangère et Marie la rejette. Elle affiche une posture d’une implacable lucidité:
 » (…) Toute ma vie, chaque fois que j’avais eu l’occasion de voir plus de deux hommes réunis, j’avais vu la bêtise et j’avais vu la cruauté; mais c’était toujours la bêtise que je remarquais en premier ».
Et, surtout, Marie relate son statut de simple spectatrice, tenue à l’écart. Tout ce qu’elle voit lui parait déraisonnable, elle se vit comme enclose au milieu d’êtres possédés par une idéologie, saisis de cécité. Elle se voit égarée : » J’étais revenue  dans le monde des idiots, des bègues, des contorsionnés et des malcontents. »
Elle regarde agir, constate sa dépossession de son fils. Dans une hébétude elle dresse l’aveu d’un lien anesthésié, empoisonné. Elle pressent la récupération de son récit, le danger qu’elle encourt, la prise en otage de sa parole pour les siècles des siècles.
L’aveuglement que ressent Marie est celui qui saisit des êtres désireux de façonner le réel à leur convenance, de rêver d’une ère de miracles et d’une résurrection après la mort. Que tout devienne signe pour que le règne advienne!
Ce monologue, intime, sincère, amène à  la déconstruction avec  la question clé: Marie se tenait-elle aux pieds de la croix?
Cette pelote qui se déroule avec fluidité, ce texte qui coule comme une source, limpide, sobre est  aussi porteur d’une poésie toute humaine, humble, obscure. Quand Marie évoque Joseph. Quand Marie évoque son amour du Shabbat: » Toute ma vie j’ai aimé le Shabbat(…) J’aimais le silence du matin(…) des heures vouées au calme et à la détente, où nous restions absorbés en nous mêmes. »
Marie lègue ce testament à ceux qui en voudront. Qui lui prêteront  foi. Elle, elle n’aspire qu’à retourner au silence, devenir une ombre dans la mort. Marie s’en retourne à son propre Désert.


Traduit de l’Anglais (Irlande) par Anna Gibson
Editeurs : Robert Laffont, Coll. « Pavillons », 2015
126 pages
14 €t

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2 commentaires pour Le testament de Marie de Colm Toibin

  1. jostein59 dit :

    Je n’ai pas lu ce rolan dans de bonnes conditions et je suis passée à côté. Je le reprendrai à l’occasison

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